Le 31 décembre 2018, le Président du Faso a décrété l’état d’urgence au Burkina Faso en vue de faire face à la situation sécuritaire qui prévaut dans le pays. L'état d'urgence désigne un régime exceptionnel, mis en place officiellement par un gouvernement, face à une situation représentant un danger public exceptionnel qui menace l’existence de la nation comme par exemple en cas d'atteinte grave à l'ordre public, de troubles graves ou de calamités nationales. Au cours de cette période, l’État est autorisé à adopter unilatéralement des mesures dérogeant provisoirement à certaines obligations, et en l’espèce les pouvoirs de police, des autorités administratives (dans le cas du Burkina Faso les Gouverneurs, Hauts commissaires, Préfets) sont étendus en vue permettre le maintien et le retour rapide à l’ordre public et la restauration de la sécurité.
Le décret présidentiel annonce que l’état d’urgence prend effet à compter du 1er janvier 2019, à zéro heure et concerne quatorze (14) provinces situées dans les régions de la Boucle du Mouhoun, du Centre-Est, de l’Est, des Hauts-Bassins, du Nord et du Sahel.
Si certaines personnes applaudissent la prise de cette mesure qui vise à renforcer la sécurité des zones et des populations fortement touchées par l’insécurité grandissante ainsi que les attaques terroristes, d’autres par contre restent sceptiques quant à l’efficacité de sa mise en œuvre sur le terrain, et s’inquiètent des risques de violation de droits humains que cela pourrait occasionner.
Au-delà de ces opinions, il est essentiel pour le Burkina Faso de se pencher sur la mise à jour de sa législation, de renforcer l’encadrement des pouvoirs des autorités administratives et militaires ainsi que la transparence dans la gestion de cette situation d’exception que traverse le pays.
De la nécessité de relire la loi organique n°14-AL du 31 août 1959
Au-delà de la Constitution de 1991 révisée de 2015 qui dans ses articles 58, 59 et 101 traitent de la question de l’état d’urgence, la matière est à proprement régie par la Loi organique n°14-AL du 31 août 1959 sur l’état d’urgence. Comme on peut le constater, cette loi date de la période coloniale et n’a donc pas connu de mise à jour afin de tenir compte de l’évolution des institutions du Burkina Faso, du cadre juridique et des défis actuels. C’est ainsi que l’on peut noter que plusieurs termes y figurant sont désuets et ne cadrent absolument plus avec les réalités.
En outre, l’article 2, alinéa 2 de la loi n°14-AL dispose que « La prorogation de l’état d’urgence au-delà de 12 jours ne peut être autorisée que par l’Assemblée Législative qui se réunit alors de plein droit. » Cela signifie qu’en principe au plus tard le 12 janvier 2019, l’Assemblée Nationale devra se prononcer si oui ou non, l’état d’urgence sera prorogé. La loi organique ne donne pas non plus de précisions sur les conditions qui peuvent militer en faveur ou non de la prorogation de l’état d’urgence par l’Assemblée Nationale encore moins sur la durée, que celle-ci soit temporaire ou définitive. Or comme le prévoit l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ratifié par le Burkina Faso le 4 janvier 1999, les mesures dérogeant aux dispositions du Pacte doivent avoir un caractère exceptionnel et provisoire.
Par ailleurs, la loi organique contient des dispositions dont le contenu n’est plus en phase avec les exigences d’un Etat de droit. En effet, l’article 3 de la loi organique donne compétence à la justice militaire pour connaître des délits et crimes dans le cadre de l’état d’urgence. Cet article apporte non seulement de la confusion entre l’état d’urgence (qui vise un renforcement des pouvoirs des autorités civiles administratives) et l’état de siège (qui implique le renforcement des pouvoirs de police des autorités militaires, y compris compétences des juridictions militaires) ; mais est surtout contraire à l’évolution même de l’ordonnancement juridique actuel du Burkina Faso qui reconnaît la compétence des juridictions de droit commun en la matière.
Même si l’article 5 du décret présidentiel du 31 août 2018 prévoit que « les infractions de nature terroriste commises pendant la période de l’état d’urgence sont confiées à la justice militaire », cela reste très critiquable dans la mesure où il existe depuis 2017 un pôle judiciaire spécialisé dans la répression des actes de terrorisme avec l’adoption le 19 janvier 2017 de la loi n°006-2017/AN portant création, organisation et fonctionnement d’un pôle judiciaire spécialisé dans la répression des actes de terrorisme.
Tout ceci commande une relecture urgente de la loi organique sur l’état d’urgence et l’adoption d’une nouvelle loi qui tienne compte des exigences du respect des principes de l’Etat de droit, des droits humains et de l’évolution du cadre juridique burkinabè.
Encadrer le travail des acteurs ainsi que les pouvoirs conférés aux autorités administratives sur le terrain
Comme déjà indiqué, la période de l’état d’urgence est une période au cours de laquelle des pouvoirs exceptionnels sont accordés aux autorités administratives en vue du bon accomplissement de leurs missions sur le terrain.
Dans cette logique, les articles 2[1] et 3[2] du décret portant déclaration de l’état d’urgence donnent au Ministre en charge de l’administration territoriale, au Ministre en charge de la sécurité et au Gouverneur de région, dans les zones où l’état d’urgence est en application, des possibilités de prendre des mesures pouvant restreindre ou porter atteinte à certains droits et libertés.
Jusqu’à présent, très peu d’informations sont disponibles sur les mesures précises qui ont été prises par les autorités administratives dotées de ces pouvoirs exorbitants dans leurs zones de compétence. Il est donc à craindre des abus dans l’application de l’état d’urgence si les contours des décisions prises ne sont pas connus des personnes vivant dans les localités ciblées et s’il n’existe pas une transparence dans la mise en œuvre de ces mesures.
En dépit des prérogatives administratives édictées par le décret présidentiel, et comme le prévoit l'article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la proclamation de l'état d'urgence ne permet pas de déroger à certains droits fondamentaux et interdictions absolues, dont en particulier le droit à la vie, l'interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants, la liberté de penser, de conscience et de religion.
C’est pourquoi, il est essentiel qu’il y ait de la transparence dans les différentes décisions administratives qui seront prises par les autorités dans les provinces couvertes par l’état d’urgence ainsi que les actions qui y seront posées. En outre, il est important que les acteurs de défense des droits humains puissent mener dans ces zones leur travail de veille et de surveillance autour de la mise en œuvre des mesures prises, conformément à leur mandat.
C’est pourquoi, en vue d’améliorer non seulement le cadre juridique national mais aussi et surtout la mise en application de l’état d’urgence au Burkina Faso, les autorités burkinabè devraient saisir cette occasion pour :
- Relire la Loi organique n°14-AL du 31 août 1959 sur l’état d’urgence afin de l’adapter aux réalités actuelles, tant pour tenir compte de la modernité des institutions burkinabè et des défis nouveaux en cours à la lumière de l’Observation générale n°29 du Comité des droits de l’Homme traitant précisément de l’état d’urgence. La nouvelle loi devrait entre autres s’assurer que les droits fondamentaux ne sont pas limités de manière injustifiée et arbitraire par les mesures des autorités en réponse au terrorisme ni par les actions de groupes armés, fixer de façon précise la durée définitive de l’état d’urgence et les conditions de son renouvellement pour combler l’imprécision qui prévaut actuellement en la matière dans notre droit positif ;
- Légiférer, s’il y’a lieu, sur l’état de siège ;
- S’assurer que les autorités administratives des localités couvertes par la déclaration de l’état d’urgence rendent publiques les mesures officielles qui y sont prises afin que les citoyens en soient informés et que leurs droits fondamentaux soient préservés ;
- A l’expiration du délai légal des douze (12) jours de la déclaration de l’état d’urgence par décret présidentiel, faire le bilan exhaustif sur l’effet engendré par cette mesure, notamment les acquis en matière de sécurité des populations locales et des zones concernées, tout en veillant à ce que ce bilan soit rendu public ;
- Définir des mécanismes de contrôle des pouvoirs des autorités administratives qui disposent en pareilles circonstances de pouvoirs exorbitants, y compris la possibilité pour les citoyens de contester des mesures prises sur le fondement de l’état d’urgence devant les juridictions de droit commun afin de s’assurer que l’état d’urgence instauré dans les quatorze (14) provinces n’enfreigne pas les droits fondamentaux des populations locales ;
- S’assurer que les défenseurs des droits humains peuvent mener correctement leur travail sans craindre des manœuvres d’intimidation ni de harcèlement afin d’éviter les atteintes aux droits humains sur le terrain ;
- Procéder sans délai à la notification internationale de l’état d’urgence déclaré au Burkina Faso conformément au paragraphe 3 de l’article 4 du Pacte qui prévoit que tout « Etat partie qui se prévaut du droit de dérogation est tenu d’informer immédiatement les autres États parties, par l’intermédiaire du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, des dispositions auxquelles il a dérogé, et des motifs justifiant cette dérogation ».
[1] Article 2 : Le Ministre en charge de l’administration territoriale, le Ministre en charge de la sécurité et le Gouverneur de région, sous réserve de l’autorisation expresse de sa hiérarchie, dans les zones où l’état d’urgence est en application, la possibilité de prendre des mesures visant à :
- Interdire la circulation de personnes ou de véhicules dans des lieux précis et à des heures fixées par arrêté ;
- Autoriser des perquisitions dans les domiciles des citoyens à toute heure. Le Procureur du Faso territorialement compétent est tenu informé sans délai de cette décision. La perquisition est conduite en présence d’un officier de police judiciaire. Elle ne peut se dérouler qu’en présence de l’occupant, ou à défaut, de son représentant ou de deux témoins ;
- Ordonner la remise des armes et munitions ou faire procéder à leur recherche et à leur enlèvement ;
- Interdire les publications quel que soit leur support, et les réunions de nature à inciter ou à entretenir la radicalisation et l’extrémisme violent.
Le Ministre en charge de l’administration territoriale peut prendre toute mesure pour assurer l’interruption de tout service de communication au public favorisant la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie.
[2] Article 3 : La divulgation et la publication des informations de nature militaire sont formellement interdites sous quelle que forme que ce soit.